Un héritage menacé

Bien qu'ayant pris sa retraite, Michel Daum suit d'un œil attentif l'évolution de l'entreprise. Il ne manque pas de faire part de ses observations, comme le 8 février 1969 lors de la réunion du conseil d'administration. Il insiste pour que «chacun garde toujours présent à l'esprit la meilleure utilisation de l'excellente main-d'œuvre de verriers qualifiés » dont il trouve le rôle un peu réduit dans les nouvelles collections. Pour étayer ses dires, il s'appuie sur le palmarès des ventes de 1968 en tête duquel la pièce vedette est le Dauphin, suivi des Voiliers et des Cigognes qui caracolent toujours. Il souligne que la cristallerie a la chance de disposer des mêmes verriers depuis des années, bien entraînés à faire ces modèles.

Dans les mois qui suivent, il assaille de notes Jacques Daum et Antoine Froissart, devenu directeur général adjoint. Il donne des conseils et fait part de ses observations. A la halle, il a remarqué que le contremaître, Jean Martin, était de plus en plus accaparé par des tâches administratives, indignes d'un verrier de sa trempe selon lui. Il ne peut plus encadrer correctement, entrer dans le banc ou s'emparer d'une canne pour montrer l'exemple: « U faut appeler le verrier dans le travail à donner sa mesure, souvent à "se dépasser", faire appel à sa fierté, à sa dignité d'ouvrier verrier.» Le 3 juillet 1969, il critique la qualité des pièces récemment produites, plus particulièrement des animaux du bestiaire : « Nous faisons sûrement fausse route, si nous continuons à livrer des animaux comme j'en ai vu encore aujourd'hui : pattes cagneuses, yeux morts, têtes réduites à un squelette, derrières écorchcs. Cela me fait mal au cœur. » Si, à l'approche des années 1970, l'entreprise édite des pâtes de verre en série limitée, elle associe aussi cette matière difficile à maîtriser au cristal en créant de nouvelles pièces décoratives mixtes. Elle continue à proposer dans ses catalogues des modèles inspirés des années 1950. L'aspect givré donné à de nouvelles créations connaît un succès auprès de la clientèle. Michel Daum s'en réjouit, mais rappelle dans l'une de ses innombrables notes : « Ni plus ni moins que pour les autres créations du même genre, il ne faut pas se taire d'illusions: leur succès n'aura de lendemain que dans la mesure où le givré aura été exécuté avec l'aspect (ni clinquant, ni mort) du modèle ayant servi de prototype. La camelote "ne paie pas."»

Dans l'est de la France - et plus particulièrement en Lorraine où est implantée la majorité des usines travaillant traditionnellement le verre à la main -, les difficultés s'accentuent. Au début de l'année 1970, trois d'entre elles fusionnent pour constituer la Compagnie française du cristal : Bayel, Vannes-le-Châtel et Vallerysthal. Dans le journal Le Monde du 28 février, qui évoque ce rapprochement, Michel Daum relève les réflexions d'un patron qui l'interpellent: «Aujourd'hui, les entreprises arrivent tout juste à maintenir leurs équipes en formant tous les candidats valables pour remplacer les anciens. C'est moins un problème de salaires que d'adaptation psychologique. Maintenant, le jeune ouvrier spécialisé n'a plus envie de faire un travail non routinier qui demande une attention constante. Pourtant, après plusieurs années, ceux qui ont choisi la difficulté sont plus heureux, en prenant de l'âge, de n'être pas des automates. Ils sont passionnés par leur métier.» Michel Daum prend aussitôt sa plume pour signaler l'article à ses successeurs tout en l'accompagnant de ses commentaires: «Je ne sais qui est ce chef d'entreprise, mais son point de vue me paraît fort juste. Il donne matière à réflexions, en ce qui nous concerne, nous, Daum, tout particulièrement, me semble-t-il. Qu'en pensez-vous ? »

Est-ce à dire qu'une pernicieuse routine s'est installée à la halle? Difficile à dire, d'autant que les goûts et les mœurs changent, la situation économique n'est plus aussi prospère que dans les années cinquante. La verrerie mécanique concurrence sérieusement la verrerie à la main, notamment pour les services de table dont Daum s'est fait une spécialité depuis un siècle. Le compte rendu d'une réunion de la commission apprentissage du 5 mai 1971 corrobore ce constat en révélant que «les derniers résultats au CAP sont mauvais et les prochains ne seront certainement pas bons». Une discussion s'ensuit en vue de rechercher les causes de cette situation: niveau des apprentis faible, efforts nettement inférieurs à ceux fournis par leurs aînés, difficultés de recrutement énormes, nombre d'heures en place école insuffisant, difficultés d'effectifs provoquées par les retards, etc176.

Quatre mois après avoir présidé cette réunion, Antoine Froissart décède le 27 août 1971, à l'âge de cinquante et un ans. La nouvelle atterre les verriers qui l'appréciaient beaucoup, pour sa grande compétence et son humanisme. Ses activités économiques et sociales au conseil municipal de Nancy, à la Chambre de commerce et d'industrie de Meurthe-et-Moselle ou au Centre des jeunes patrons où il militait, avaient révélé un travailleur acharné, un homme courtois et discret. Appelé aux fonctions de directeur général adjoint, il a eu à faire face ces dernières années à une tâche particulièrement lourde : « Confronté à des difficultés dont les causes ne lui parurent pas toujours claires, ne laissant apparaître qu'une faible part des soucis qui le rongeaient, il est mort à la tâche177. » 11 sera remplacé par Yves Aubry.
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